Qui est Marjorie ?

Une femme déambulant dans un supermarché avec une mosaïque bigarrée peinte sur le crâne, c’est étonnant.

Une inconnue s’approchant dans la rue pour vous souffler combien elle vous trouve belle, c’est étonnant.

Rencontrer son animal totem au cours d’un voyage au tambour, c’est étonnant.

S’accroupir sans pouvoir se relever, c’est étonnant.

Se découvrir un visage sans cils et sans sourcils, c’est étonnant.

Le cancer, c’est étonnant.

Pleurer de rire avec des femmes que l’on découvre, c’est étonnant.

Le plumage de la spatule rosée, c’est étonnant

Participer à une retraite bouddhiste au sud du Mans, c’est vraiment très étonnant.

Marjorie s’apprête à célébrer ses cinquante premières années de vie, dont les deux dernières furent pour le moins étonnantes.

L’existence de Marjorie fut jusque-là largement dédiée aux autres.
Un long parcours d’éducatrice spécialisée qui lui offrit d’accompagner des familles en grande précarité, des mineurs et des jeunes adultes en difficulté, des demandeurs d’asile et des femmes victimes de violence. Une profession humainement intense, émotionnellement vorace.

Si la vie est un tableau, alors nous pouvons dire que les couleurs de l’œuvre de Marjorie commencèrent à s’estomper il y a quelques années, à se ternir.
Sous le craquelage d’usure se vit affleurer l’esquisse au crayon, des lignes de principe tirées dès le plus jeune âge : tout garder pour soi, se débrouiller seule, être efficace. Des lignes qui cadrent autant qu’elles limitent.
Qui étouffent les émotions. Avec le temps, elles sont devenues des lignes de fuite en avant, vers l’infinie prolongation d’un même schéma.

Un canevas escomptant maîtriser présent et futur, prémunir la vie de l’inconnu.

Un beau jour, Marjorie envisage de détourner ces lignes n’allant nulle part, de les reporter sur une carte du monde afin de les faire pointer des destinations rêvées.
Pour la première fois, elle s’accorderait une vraie pause – six mois ou un an – le temps d’un long voyage. Ce sera le Bénin et l’Équateur, pour commencer. Là-bas, elle s’impliquerait dans des associations dédiées à la protection animale et s’accorderait d’inédits privilèges : adapter les lignes de son agenda au gré des rencontres et des intuitions.

Un renouveau espéré. Nous sommes en 2019. Marjorie vend son appartement et toutes ses affaires, affranchie, délestée, offerte à ce nouveau départ. Imminent. Mais voilà qu’une épidémie se pose comme une chape de plomb sur le monde. Les projets de chacun sont momentanément rayés, balafrés d’un trait.

Alternant les locations et les séjours chez des amis, Marjorie reprend du service au sein de son association malouine d’aide à la personne. Privée de cet attendu et nécessaire envol, mais aussi du contact direct avec les familles accompagnées au quotidien, le confinement est une épreuve. Marjorie n’y arrive plus, demande à souffler quelques mois. Cette période est l’occasion de se pencher d’un peu plus près sur cette toile rembrunie, d’en scruter les couleurs passées sous les gerçures. De les raviver dans la mémoire, pour commencer. Méditer, introspecter. Quelques reflets irisés miroitent à nouveau dans l’esprit. Marjorie reprend le travail en emportant avec elle, à défaut de souvenirs équatoriens ou béninois, les premières lanternes d’un voyage intérieur.

Avril 2022. Marjorie rentre un soir du travail avec un sein douloureux et enflé. Le verdict ne tarde pas à tomber. Une immense tâche noire imprègne la toile jusqu’à la gondoler.

L’épreuve du traitement durera plus de quinze mois. Elle vient de s’achever quand Marjorie se raconte dans le salon finement panaché de ce bar-restaurant posé au bord de la baie du Mont-Saint-Michel. Le décor sied à merveille à cette femme élégante présentant d’immenses boucles d’oreille rondes aux faux airs de mandalas, des yeux lumineux et une délicate fleur blanche qui se courbe en peinture sur sa tempe nue. Son phrasé est doux, réfléchi, apaisé. Les traits d’humour s’invitent régulièrement dans ses mots, avec délicatesse, virgules colorées.

Tout est allé très vite après le diagnostic. D’abord, son esprit structuré s’est concentré sur le plan de bataille : lieux de soins à choisir, nouvelle vie à articuler, informations cruciales à glaner. Marjorie se trouve immédiatement plongée au centre d’un monde inconnu dont la périphérie est mue par un incessant mouvement, frénétique. Et pourquoi ne pas demander de l’aide à une association dédiée ? Autour d’elle, au-delà de l’inestimable soutien des proches, de nouveaux cercles se forment alors. Il y a les dizaines de membres de Sinoo avec qui elle partage chaque semaine balades, conseils et fous rires. Il faut bien cela pour supporter l’extrême fatigue, les douleurs articulaires qui interdisent de se relever après un produit attrapé sur le rayon le plus bas du supermarché, et surtout, il faut bien cela pour momentanément oublier la douleur immense d’en causer à ses proches.

Il y a aussi ce centre de méditation bouddhiste au sein duquel elle effectue de précieuses retraites fondées sur le partage et le cheminement spirituel.

Il y a encore ce cercle de femmes qui se réunit chaque mois pour créer des liens, se confier, échanger, nourrir leur esprit et, accessoirement, s’adonner à diverses expériences hautes en couleur, comme ces voyages invisibles au son du tambour.

L’occasion par exemple de serrer la lourde patte de son animal totem, le gorille à dos argenté.

Il y a enfin tout le personnel soignant qui, bien qu’en sous-effectif, fait montre d’un remarquable dévouement.

Dans ce quotidien rythmé par les innombrables soins et riche de ces nouveaux cercles, tout va vite, vite, si vite que le temps s’en trouve courbé. Il offre parfois même de nouvelles perspectives, fruits de tous ces bouleversements intérieurs. On se prendrait même à l’imaginer circulaire, ce temps. D’autres vies après la mort ? Et pourquoi pas ?

Il y eut aussi tous ces signes précédant le diagnostic : intérêt pour le bouddhisme, pour les perruques, et puis cet achat d’une maison à l’écart de la ville, inespéré havre de paix.

Des projections par intuition ? Et pourquoi pas ? Cette vie nouvelle, qui laisse une place aux volutes et aux arabesques, se teinte bientôt de couleurs choisies, comme une mosaïque sur l’arrondi d’un cuir chevelu.

Les soignants ont l’air autant à bout de force que Marjorie…

Peut-être qu’un turban rose ou une boucle d’oreille excentrique leur inspirerait un sourire aujourd’hui.

Impossible de mouvoir son épaule gauche… Par chance, elle est droitière.

Certains portent sur elle des regards étranges…

Ils disparaissent vite au milieu de tous ces sourires qui lui sont adressés.

Les autres sont une bonne surprise.

Il y eut cet homme qui, après quelques mois seulement de relation, demeura à ses côtés à l’issue du diagnostic. Qu’importe si cela a cessé ensuite, pour d’autres raisons, il est resté au moment le plus difficile. Il y eut cette femme devenue son amie qui lui dispensa gratuitement, des mois durant, des soins énergétiques. Il y eut tous ces moments partagés, si précieux, avec ces nouvelles personnes qui l’entourent… Les heureux souvenirs affleurent : ce jour de dragonboat avec les filles de Sinoo, ensemble à ramer et à rire… Tout un symbole. Et cette fête avec les filles du cercle pour célébrer la fin de son traitement… Marjorie en avait décrété le thème : Cheveux en folie.

Pour la première fois de sa vie, Marjorie consent à exprimer toutes ses émotions, bonnes comme mauvaises, à les éprouver, les laisser pleinement vivre.
C’est l’histoire d’une grande émotive qui attendit ses 50 ans pour s’accorder à l’être. Et elle ne compte certainement pas s’excuser pour ces quelques larmes venues ceindre son sourire au moment d’évoquer tous les soupçons de grâce croisés sur sa route. Marjorie a pris son envol, façon spatule rosée, cet échassier dont les ailes offrent un extraordinaire camaïeu de rose. Rose, voilà une couleur solaire qu’elle, l’ancien garçon manqué qui attendit ses 28 ans pour enfiler sa première jupe, plébiscite désormais. Elle n’est plus à un étonnement près. Tenez, c’est vrai que c’est étonnant, par exemple, quand on y pense, des milliers de personnes vêtues de rose qui courent le long de la mer !

Marjorie se remémore sa première Sinueuse en 2022… Au moment de l’échauffement, tout le monde s’était mis en cercle. Une incroyable énergie, palpable, à vous dissoudre la langueur, frémissait entre tous les participants. À eux, et à tous les autres compagnons de route de ces deux dernières années,

Marjorie se sent de dire merci et de célébrer, à leurs côtés, la vie. C’est vrai que c’est étonnant, la vie.

Merci Simon de La Distillerie des mots

En France, les cancers du sein sont le 1er cancer chez la femme et ceux qui entraînent la plus grande mortalité avec 11 600 décès chaque année.  Une femme sur huit risque de développer un cancer du sein. S’il est dépisté à un stade précoce (c’est à dire peu avancé de la maladie), ce cancer peut être guéri dans 9 cas sur 10. C’est également le cancer qui touche au plus près de la féminité.

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